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Un drôle d'endroit

     Par Patrick Martinez

 

     Parfois un simple mot ou un simple geste peuvent influencer le cours de votre vie. Dans son  cas, ce fut un geste du pied: un pas de trop, celui qu’il fit dans le vide, et qui le projeta aussi soudainement que brutalement dans ce nouvel univers.

 

     Le lieu où il reprit connaissance se résumait à ceci: un immense cratère totalement clos, dont les parois escarpées se dressaient à la verticale suivant une courbe aussi vertigineuse qu'irrémédiable. Cette vaste fosse géologique, d’une rotondité parfaite, ne pouvait être que le produit d’un phénomène ancien, d’ampleur cataclysmique: explosion, effondrement, collision avec un objet cosmique lancé à grande vitesse; de l’ordre du désordre. L’endroit était marqué par ce calme absolu qui caractérise  les lieux les plus inhospitaliers. Pas un mouvement, pas un bruissement. Ni insectes, ni oiseaux. L’homme savait qu’il lui serait très difficile de sortir de là. Pris de vertige, il tourna le dos à l’impasse verticale. 

 

     Au milieu du cirque, s'élevait en pente douce une petite colline, nappée de la même herbe rase et sans défaut qui recouvrait l’ensemble du site. Au sommet, une modeste maison. Il s’étonna que l’on ait pu l’édifier dans un lieu aussi reculé et à plus forte raison, y vivre. Il avait cependant l’espoir que quelqu’un pourrait l’aider.  Il entreprit donc l’ascension de la colline et sentit son moral suivre doucement une pente identique.

 

     Arrivé au pied de la construction, l’homme en fit le tour. Un simple parallélépipède comportant en façade une porte et une fenêtre aux volets clos. Le tout surmonté d’un toit à deux pans. Plutôt banal. Pourtant, il en refit le tour en la parcourant de la main cette fois, la touchant pour mieux la voir. Les parois lisses de la bicoque l’intriguaient. Elles avaient l’éclat, le lustre et la douceur d’une dent de lait. L’ensemble semblait avoir été moulé d’une seule pièce, tant les joints entre les différents éléments de la structure, porte, fenêtre, toit et murs étaient finement ajustés.

 

     Il frappa à la porte, doucement d’abord, puis plus fort car le son, au lieu de se réverbérer, semblait absorbé par la densité et l’épaisseur de la matière. Saisissant alors la poignée, il l’abaissa puis poussa la lourde porte qui, une fois la première impulsion donnée, pivota sans peine, emportée par son propre poids. Un flot de lumière pénétra à l’intérieur, délimitant un cadre au milieu duquel sa propre ombre, ainsi exposée, le prit par surprise. “Y a quelqu’un?”, hasarda-t-il pour se rassurer. Rien. Il entra.

 

     D’un regard, il balaya l’unique pièce qui constituait l’essentiel de l’espace d’habitation. Elle était aménagée avec un soin aussi méticuleux qu’une cabine de bateau, et ce souci d’utiliser l’espace de manière optimale. Chaque mètre carré était compté et investi d’une fonction bien particulière correspondant aux besoins les plus élémentaires. Pour tout mobilier, la pièce ne comprenait qu’une table et un banc fixés au sol, un hamac suspendu par chacune de ses extrémités à deux pitons solidement chevillés aux murs, une grande bassine métallique, une large citerne munie d’un robinet qui semblait servir à la récupération des eaux de pluie. Dans un coin, les petits coins. En l'occurrence, une toilette sèche. Pas de système de chauffage. Peut-être ne faisait-il jamais froid par ici ou bien la maison bénéficiait d’un système d’isolation particulier, comme semblait l’indiquer l’épais joint en caoutchouc disposé tout autour de la porte d'entrée et de la fenêtre. Des placards, de forme et de contenance diverses occupaient largement au mur l’espace resté disponible et, chose curieuse, de petits verrous avaient été méthodiquement posés sur chacune des portes. Il ouvrit le premier, le second, enfin tous les autres avec une joie grandissante. Les compartiments étaient bourrés à craquer: vaisselle, ustensiles, outils,  couvertures, sacs de sciure, bidons d’eau, lampe à pétrole, pétrole, réchaud à gaz, bonbonnes de gaz, allumettes, cordelette,  pâtes, riz, sachets de purée en flocons, soupes déshydratées en sachets, lait et chocolat en poudre, thé, café, biscottes, huile, vinaigre, moutarde, farine, sucre, cornichons, sel, poivre, jardinière de légumes en boite, boites de maïs, de choucroute, de saucisse-lentilles, de petit pois-carottes, de cassoulet, des affaires de toilette, savon, brosse à dent,  dentifrice, papier-toilette,  trousse de secours, stylos, crayons, blocs-notes, et même une petite guitare et une bouteille de rhum...Sa survie et même un peu plus semblait assurée pour plusieurs mois.

     Très vite pourtant, il se rendit compte que quelque chose clochait. Un matin, il se réveilla de nuit, puis, deux jours éclairs se succédèrent à la mi-journée et de nouveau, la nuit tomba en un clin d’oeil pour durer des jours entiers. L’homme en perdit la notion du temps et renonça à se référer à l’alternance du jour et de la nuit pour se repérer. Mais à cela s’ajoutèrent des phénomènes bien plus angoissants encore...

 

 

     Un jour, les volets mi-clos, alors que l’homme se balançait mollement dans son hamac, comme il le faisait généralement après le repas, la terre se mit à trembler. La secousse fut brève et d’une grande violence - A cet instant, il comprit le pourquoi des verrous sur les placards. A l’avenir, il prendrait l’habitude de les fermer- Il se précipita à la fenêtre. Le vallon avait été envahi par une foule de créatures étranges: un enchevêtrement inextricable de vers immenses, sans queue ni tête, au corps lisse et pâle. D’un même élan, ils remuèrent encore une fois avant de s’immobiliser. Aux aguets. De son coté, l’homme attendait, sans un geste et en eau. L'atmosphère s'était sensiblement réchauffée. Alors, deux gigantesques rampes de métal brillant vinrent se ficher au beau milieu de l'assemblée attentive. Dans un tonnerre grinçant, elles se mirent à tournoyer, renvoyant la lumière du jour en éclairs aveuglants. Sensibles au signal, en petits groupes soudés, les premiers détachements de vers profitèrent de ce mouvement tourbillonnant pour s’y agripper. Enfin, les rampes étincelantes cessèrent cette danse au son strident. Elles quittèrent le sol, lentement d’abord, avant de disparaitre en emportant, agglutinés à la base, leurs curieux passagers. L’opération se renouvela plusieurs fois. En un tour de main, il ne resta de l’invasion que quelques flaques graisseuses, éparses, sans doute sécrétées par les créatures. Encore tout abasourdi, l’homme espérait en avoir fini. En guise de dessert, il eut pourtant droit à un tremblement de terre plus violent encore et  beaucoup plus long que le précédent. Dehors, des trombes d’eau. Il n’eut que le temps de sauter dans son hamac, seul endroit où il pouvait se sentir relativement en sécurité...

     Une autre fois, il pensa perdre la vie. Après la secousse inaugurale (il commençait à s’y habituer mais se méfiait toujours de ce qu’elle présageait), la température était montée de manière réellement anormale: une chaleur de hammam, humide et suffocante, qui aurait laissé plus d’un asthmatique sur le carreau. Il ne se sentait vraiment pas dans son assiette. Il gagna  son poste d’observation. Malgré la buée qui recouvrait maintenant les vitres, il put constater par l’interstice des volets entrouverts, l’indiscutable montée d’une marée d’un genre nouveau. Un épais liquide verdâtre avait submergé le fond de la combe et se lançait maintenant, fumant et bouillonnant, à l’assaut de la colline, pulvérisant en vitesse le record du cheval au galop. Déjà, il léchait le seuil de la porte...le rebord de la fenêtre... En un instant, la maison fut engloutie. L’homme déglutit afin d’habituer ses tympans à cette pression inédite. Sans avoir bougé de chez lui, il supposait cependant se trouver à plusieurs mètres de profondeur. Dans une angoisse expectative, Il guettait le moment où, jetant l’éponge, la maison céderait à l'énorme masse liquide. Une catastrophe surnaturelle mettrait ainsi fin à son histoire. En attendant, il était prisonnier dans sa maison bulle d’air. Il ne connaissait ni la provenance, ni la nature, ni les intentions de l’envahisseur. Cette forme liquide et rampante, était-elle tombée du ciel? Surgissait-elle de terre? S’agissait-il d’une espèce végétale? d’une fusion minérale? d’un organisme intelligent? gentil? méchant? indifférent? Finalement il pencha pour végétal, compte tenu de la forte odeur, à la fois lourde et âcre qui imprégnait la pièce. Comme la sueur d’un chou. La maison résista. Un rayon de lumière filtra et l’avertit sobrement de la disparition de l'élément liquide. Ce jour là, il accueillit le déluge avec une joie sans mélange.

 

     Par la suite, d’autres événements se produisirent dans des conditions semblables. L’homme en arrivait parfois à se demander s’il n’avait pas atterri très précisément sur le lieu de rendez-vous préféré des phénomènes les plus bizarres. Il prit l’habitude de consigner scrupuleusement dans un carnet toutes ses observations concernant ces phénomènes. Il devait bien y avoir une logique quelque part et certainement un moyen de sortir de là. Certaines informations devaient pouvoir se recouper. Les cataclysmes par exemple, les orages violents, les vers et tous les autres monstres, plus souvent qu’à leur tour. Toujours de jour...

 

     En attendant, l’homme était résolu à relativiser autant que possible l’inconfort de sa situation, et même à s’en amuser. Après tout, il n’était pas si mal. Au cours du temps, il avait appris à se protéger de ces événements extrêmes en se calfeutrant chez lui, la maisonnette semblant en effet conçue pour supporter les tempêtes les plus violentes, et surtout, il avait réussi à maîtriser sa peur de l’inconnu. Bien plus, tout phénomène inédit était pour lui une occasion nouvelle de stimuler sa curiosité. Il avait pris l’habitude de sortir de nuit, sous un ciel noir et sans étoiles que d’étranges et lointaines lueurs venaient parfois délaver. Les nuits étaient en effet toujours calmes. Il savait par exemple que lorsque la nuit tombait (brutalement comme toujours) sans avoir été précédée de pluies diluviennes, il était possible qu’il trouvât encore dans la combe les vestiges de l’ envahisseur diurne. Muni de sa lampe tempête, d’un marteau, d’un burin et d’un bon couteau, il sortait alors avec précaution explorer les alentours pour récolter des échantillons. Ces explorations, de courte durée, car il ne voulait pas prendre de risque inutile, étaient source d’émerveillement et de découvertes fascinantes. Bien qu’il ait pu observer une certaine récurrence dans les apparitions, le catalogue de formes qu’il avait constitué était d’une diversité étonnante. Les objets inertes (il en était sûr maintenant) et monumentaux qu’il découvrait offraient de grandes variations de formes, de couleurs, de textures,  d’odeurs et même de température. Récemment, Il avait constaté que certains d’entre eux étaient non seulement comestibles mais très agréables à la consommation...

 

     A défaut d’être parfaitement heureux (de toute façon, il trouvait louche que l’on pût rechercher la permanence de cet état de plénitude béate ), l’homme s’acclimatait mieux que prévu à cet univers insolite. Il passait aussi beaucoup de temps à écrire, à dessiner, à apprendre à jouer de la guitare et à chanter. Cela lui permettait de supporter la solitude et d’éviter de sombrer dans la mélancolie. Et puis il gardait espoir. On avait du constater son absence et s’en inquiéter. Quelqu’un, c’est sûr, saurait le trouver...